CHAPITRE VI

 

Vers deux heures, je me rendis à l’hôtel Wacker où habitait l’oncle Ambroise et je frappai à sa porte. Il vint m’ouvrir et me regarda d’un œil critique.

— Qu’est-ce qui ne va pas, Ed ? Qu’as-tu fait ?

— Rien, je suis allé me promener.

— Pas de mauvaises nouvelles ? Et d’où viens-tu ?

— Je vous dis que je suis allé me promener… c’est tout.

— Bon, bon, ne te fâche pas. Assieds-toi et détends-toi.

— Je croyais qu’on allait faire quelque chose ?

— Oui, mais rien ne presse. Une cigarette ?

Il en prit une aussi et me contempla à travers deux bouffées de fumée.

— Tu en as assez, n’est-ce pas, mon petit ? Tu es écœuré… J’en ignore la cause, mais je soupçonne qu’une de tes femmes a encore fait des bêtises. C’est toi qui as remis Madge en état pour l’enterrement ?

— On ne peut rien vous cacher !

— Madge et Gardie sont ce qu’elles sont, mon vieux, et nous n’y pouvons rien. Ce n’est pas ta faute non plus si je te vois plein d’amertume… à cause de tout. Tiens, va regarder par la fenêtre un instant.

La fenêtre s’ouvrait dans la façade sud de l’hôtel. Je m’approchai et regardai au-dehors. Le temps était toujours brumeux mais on voyait bien l’énorme, monstrueux Merchandise Mart Building, entouré d’autres vieux immeubles en briques, d’affreuses bâtisses abritant des vies affreuses.

— Quelle horrible vue ! m’écriai-je.

— Voilà ce que je voulais dire, petit. Quand on regarde quelque chose, un spectacle quelconque, sais-tu ce que l’on voit ? Soi-même. Tout peut paraître beau, romanesque, exaltant, à condition que la beauté, l’exaltation, l’inspiration soient en nous. Nous ne voyons que ce qui est dans notre cerveau.

— Vous parlez en poète, pas en bateleur !

Il se mit à rire.

— Je lis un peu, tu sais ! Méfie-toi des étiquettes, mon petit, les mots sont trompeurs. Tu dis d’un type qu’il est un imprimeur, un inverti ou un épicier et tu crois l’avoir situé définitivement, mais il n’en est rien, les gens sont plus compliqués, on ne peut les épingler ainsi.

Il s’était levé du lit où il était assis et m’avait rejoint devant la fenêtre dont je m’étais détourné maintenant ; la main posée sur mon épaule, il me fit pivoter et regarder de nouveau au-dehors.

— Ouvre les yeux, je veux te montrer une autre façon de contempler le monde qui te fera du bien.

Coude à coude, nous regardions les rues embrumées.

— Que dis-tu de ce paysage de ville ? Ça a l’air solide, hein, des bâtisses séparées les unes des autres par des cubes d’air ? Eh bien, il n’en est rien. Ce n’est qu’un magma d’atomes tourbillonnants, les atomes eux-mêmes sont chargés d’électricité, d’électrons tourbillonnants, eux aussi, et séparés entre eux par de l’espace, comme les étoiles sont séparées les unes des autres. Une masse composée de presque rien, et aucune ligne de démarcation n’existe là où l’air s’arrête et où la maison commence, c’est une illusion : les atomes se sont rapprochés, voilà tout.

« En outre, ils vibrent : tu crois entendre du bruit, ce ne sont que les atomes qui vibrent un peu plus. Regarde ce type qui marche dans Clark Street : il n’est rien, non plus, il fait partie du ballet des atomes, il se confond avec le trottoir sous ses pieds et l’air qui l’entoure.

Mon oncle revint s’asseoir sur le lit.

— Continue à regarder, mon petit. Imprègne-toi du spectacle. Tu ne vois qu’une façade, une masse faite de presque rien : des molécules séparées par de l’espace. En fait de matière solide, s’il en existe, c’est à peine si nous en trouverions assez pour représenter le volume d’un ballon de football !

Il eut un petit rire.

— …Dis donc, tu ne vas pas te laisser faire par un ballon de football ?

Je restai là, immobile, pendant quelques instants, puis je me retournai. Je riais, lui aussi.

— Entendu, dis-je. Nous allons descendre et donner un bon coup de pied à Clark Street !

— Non, à Chicago Avenue, près d’Orléans Street. Nous allons inspirer une terreur salutaire à un nommé Kaufman !

— Un gars qui tient un bar dans ce quartier doit être blindé, rétorquai-je. Il ne se laissera pas intimider facilement.

— Nous n’allons pas le menacer et c’est cela même qui lui fera peur.

— Comprends pas…

— Viens.

Ne comprenant toujours pas, je le suivis, nous descendîmes en prenant l’ascenseur. En bas dans le hall, mon oncle me dit :

— Tu as besoin d’un costume neuf, Eddie.

— Oui, mais…

— Je te le paye. Il te faut un costume bleu foncé à rayures blanches, qui te fera paraître plus âgé. Cela fait partie de mon plan. Je veux que tu aies l’air d’un gangster.

Nous achetâmes le vêtement, ainsi qu’un feutre souple, une cravate éblouissante et une chemise qui faisait le chiqué de la soie. À l’hôtel, je mis mon nouvel équipement et ne pus m’empêcher de sourire en me contemplant dans la glace de la salle de bains.

— Cesse de rire, idiot ! Tu as l’air d’avoir seize ans !

Je rectifiai mon maintien.

— Bon. Où as-tu acheté ce chapeau ?

— Euh ? Chez Herzfeld ?

— Mais non ! À Lake Geneva, la dernière fois que nous y sommes allés. Le pavé de Chicago était devenu un peu brûlant pour nous et nous nous y sommes cachés pendant une semaine jusqu’à ce que Blane nous eut télégraphié que l’horizon s’était éclairci. Tu te rappelles la fille du vestiaire, à l’hôtel ?

— La petite brune ?

— Ah, je vois que cela te revient ! Mais oui, elle t’a payé ce chapeau lorsque tu as perdu le tien en auto, emporté par un coup de vent. Et pourquoi pas ? Tu as bien dépensé trois cents dollars pour elle au cours de cette semaine. Que diable, tu voulais même la ramener à Chicago avec toi !

— C’est vrai ! Pourquoi ne l’ai-je pas fait ?

— Parce que je t’en ai empêché. N’oublie pas que je suis le patron, que tu me dois tout, y compris la vie, parce que tu aurais déjà grillé sur la chaise électrique, il y a deux ans, si je ne t’avais pas sauvé.

Je me mis à rire.

— Pour quelle affaire ?

— Celle de la banque Burton. Tu as toujours le doigt trop nerveux sur la détente. Lorsque le caissier voulut presser la sonnette d’alarme… tu aurais pu te contenter de lui écorcher le bras, sans le tuer.

— Le salaud n’avait qu’à ne pas bouger !

— Et quand je t’ai dit de t’occuper de Swann quand il a déraillé ? T’es-tu contenté de l’abattre ? Non, tu as ajouté des fioritures. Tu te rappelles ?

— Il a fait l’imbécile… Il l’a cherché…

Mon oncle fronça les sourcils, son intonation changea.

— Pas mal, Ed, mais tu es trop détendu. Je te veux plus dur, plus râleur. Tu as un revolver sous l’aisselle gauche, chargé ; son poids ne se laisse pas oublier. Que cette arme te soit toujours présente à l’esprit !

— Compris.

— Et tes yeux ? L’expression n’y est pas. Tu dois exprimer l’assurance d’un homme qui se croit un as. Une flamme t’habite, tu es un ressort toujours bandé, prêt à jaillir à la moindre provocation. Même lorsque tu es assis, très calme, on y regarderait à deux fois avant de te toucher.

— J’y suis, maintenant.

— Que ton regard reste ainsi. Quand tu regardes un type, ne prends pas un air terrible, comme si tu voulais le tuer : ça, c’est du toc. Transperce-le du regard, comme s’il n’existait pas, comme s’il était un poteau télégraphique.

— Et le ton de voix ? demandai-je.

— T’en occupe pas. Reste muet, ne m’adresse même pas la parole, sauf pour me répondre. C’est moi qui parlerai, et ce sera court.

Il regarda sa montre, se leva du lit.

— Cinq heures. En route.

— En avons-nous pour toute la soirée ?

— Peut-être davantage.

— Je voudrais téléphoner. C’est… d’ordre intime. Voulez-vous me précéder, je vous rejoindrai dans le hall.

— Bien sûr.

Resté seul, j’appelai la maison, espérant ne pas trouver maman au bout du fil. Ce fut Gardie qui me répondit.

— Ici, Ed, Gardie. Maman est-elle là ? Peux-tu me parler ?

— Elle est allée faire des emplettes. Oh, Ed… J’ai été grotesque, n’est-ce pas ?

— Un peu, n’en parlons plus. Tu étais soûle, voilà tout. Mais ne recommence pas, sinon je te flanquerai une de ces fessées…

Je l’entendis rire, du moins j’en eus l’impression.

— … Maman sait-elle que tu as bu ce whisky ?

— Non, Eddie. Je me suis réveillée la première. Je me sentais très mal, mais je me suis arrangée pour n’en rien laisser paraître. Du reste, maman s’est réveillée en mauvais état, aussi, elle ne s’est aperçue de rien. Je lui ai dit que j’avais la migraine.

— Qu’est-il advenu de cette brillante idée que tu as eue de lui donner une leçon ?

— Je n’y ai plus pensé. Je me sentais si vaseuse que j’ai tout fait pour éviter maman.

— Parfait. Eh bien, oublie cette idée, ainsi que l’autre. Tu te rappelles ta conduite, quand tu étais soûle ?

— Pas très bien, Eddie. Qu’ai-je fait ?

— Ne te fiche pas de moi. Tu t’en souviens très bien.

Elle rit, et cette fois-ci, impossible de s’y méprendre. J’y renonçai, et me contentai de dire :

— Dis à maman que je rentrerai tard, qu’elle ne s’inquiète pas. Je suis avec l’oncle Ambroise.

Je raccrochai pour couper court aux questions. Dans l’ascenseur, je composai mon nouveau maintien et contemplai mon image dans le miroir de la cabine : mes vêtements neufs, mon feutre, me donnaient vraiment l’air d’un dur. En bas, mon oncle m’accueillit avec un regard approbateur.

— Ça va, mon garçon. Tu me fais presque peur !

Nous nous dirigeâmes vers Chicago Avenue, nous dépassâmes le poste de police : je ne le regardai même pas. Comme nous approchions de l’enseigne « Bière Topaze », mon oncle me dit :

— Surtout ne dis rien, petit. Observe Kaufman, et suis les indications que je te donnerai.

Nous entrâmes dans la taverne. Kaufman tirait des bocks pour deux clients, au bar. Un homme et une femme étaient installés dans un coin ; ils avaient l’air mariés. L’oncle Ambroise choisit une table du fond, de façon à bien voir le bar.

J’observai Kaufman, qui n’était guère plaisant à regarder. Le genre costaud, trapu ; je remarquai ses bras, très longs et qui donnaient une impression de puissance. Il pouvait avoir quarante, quarante-cinq ans. Sa chemise blanche, aux manches retroussées, laissait voir des bras velus comme ceux d’un singe. Ses cheveux noirs reluisaient, mais il avait oublié de se raser. Il portait toujours ses lunettes aux lentilles épaisses.

Il vint à notre table et je l’observai de plus près. Un homme sûr de lui, coriace à souhait. Du reste, ils avaient tous cet air-là, dans le quartier : la profession de patrons de bar l’exigeait, sans doute.

— Que vais-je vous servir, Messieurs ?

Son regard se posa sur moi, et me rappelant les ordres reçus je le fixai, impassible. Mais je pensai : « Salaud, je te tuerais, au besoin. »

L’oncle Ambroise dit :

— Deux verres de soda. Deux verres d’eau de soda.

Kaufman regarda mon oncle. Il eut l’air indécis, en homme qui ne sait s’il doit servir une commande qui a l’air d’une plaisanterie, et en rire, ou pas. Mon oncle ne rit pas. Il répéta :

— Deux verres de soda.

Il posa un billet sur la table. Kaufman fit mine de hausser les épaules, se ravisa et retourna au bar, dont il revint avec deux verres et la monnaie.

— Rien d’autre ? Une carafe d’eau ?

Mon oncle répliqua sèchement :

— Si nous avons besoin d’autre chose, nous vous le ferons savoir.

Kaufman retourna au bar. Nous restâmes assis en silence. De temps en temps mon oncle prenait une gorgée de soda.

Les deux consommateurs du bar partirent, furent remplacés par trois autres. Nous n’y fîmes aucune attention, nous contentant de surveiller Kaufman. Je ne veux pas dire que nos yeux ne le quittaient jamais, mais dans l’ensemble nous ne cessâmes de le surveiller. Attitude qui, au bout d’un moment, commença de l’intriguer. Il était facile de voir que cela ne lui plaisait pas du tout.

Deux nouveaux consommateurs arrivèrent, et le couple du coin partit. À sept heures, un barman arriva pour prendre son service, un grand type osseux qui découvrait des dents en or lorsqu’il souriait. Lorsqu’il se fut installé au bar, Kaufman vint à notre table.

— Encore deux sodas, dit mon oncle.

Kaufman le dévisagea pendant un instant puis il ramassa la monnaie sur la table et retourna au bar pour remplir nos verres. Il revint les poser devant nous sans prononcer une parole. Puis il enleva son tablier, l’accrocha sur une patère et sortit de la taverne par la porte de derrière.

— Croyez-vous qu’il va chercher la police ?

Mon oncle hocha la tête.

— Il n’est pas encore assez inquiet pour cela. Il va dehors pour dîner, voilà tout.

Ces mots me rappelèrent soudain que j’en étais à mon deuxième jour de jeûne presque total. La faim me tenailla, tout à coup, j’aurais mangé un bœuf entier.

Nous attendîmes encore quelques minutes, puis nous sortîmes. Dans Clark Street nous avisâmes un petit restaurant, près de Chicago Avenue.

Après le repas, au moment du café, je demandai :

— On y retourne, ce soir ?

— Bien sûr. Nous y reviendrons vers neuf heures et y resterons jusqu’à minuit. On va l’énerver petit à petit.

— Soit, mais supposons qu’il appelle un flic ? Bien sûr, on a le droit de rester trois heures dans un bar à boire de l’eau, mais la police, si elle vient poser des questions…

— J’ai prévu le coup. Bassett a prévenu le commissaire qui recevrait l’appel au poste de Chicago Avenue. Il préviendrait les flics qu’il pourrait envoyer.

Je commençai à comprendre l’efficacité des cent dollars, un bon placement. Nous allions toucher le premier dividende.

Après le repas nous allâmes dans un petit bar tranquille, tout près, dans Ontario Avenue et nous prîmes de la bière. Papa fit les frais de la conversation.

— Ton père était très turbulent, dans sa jeunesse, dit mon oncle. Moi aussi, du reste. J’aimais le changement, je l’aime toujours. C’est pour cela que je fais partie des gens du voyage. Tu aimes voyager, Ed ?

— J’aimerais bien, répondis-je, mais je n’en ai guère eu l’occasion, jusqu’ici.

— Tu as encore le temps. À seize ans, Wally s’est échappé de la maison. Notre père mourut subitement d’une attaque, cette année-là ; notre mère était morte trois ans auparavant. Wally finit par écrire une lettre adressée à notre père et à moi, de Petaluma, en Californie où il était devenu propriétaire d’un petit journal, acheté avec des gains du poker.

— Papa ne m’en a jamais parlé.

— Il ne l’a pas gardé longtemps, répondit mon oncle en riant. Il était déjà parti lorsque je lui ai répondu par dépêche que j’allais le rejoindre. Quand j’arrivai, j’appris que la police le recherchait. Oh, rien de grave ! Des poursuites en diffamation. Il était trop honnête pour rester directeur de journal ; il avait dit la vérité, toute la vérité, sur les agissements d’un des principaux citoyens du patelin. Sans doute pour s’amuser. C’est ce qu’il me raconta plus tard, et je l’ai cru.

« Je retrouvai sa piste à Phoenix, et finis par le rejoindre à Juarez, au Mexique, tout près de la frontière. Dans une maison de jeu. Juarez était une ville haute en couleurs, où l’on s’amusait ferme à l’époque.

— Je suppose qu’il y perdit tout ce qu’il avait gagné avec son journal ?

— Il l’avait perdu depuis longtemps. Il travaillait dans la maison de jeu, comme croupier. Mais quand je le rejoignis, il en avait déjà assez. Il voulait m’emmener à Veracruz. Un voyage ! Veracruz est à douze cents milles de Juarez et nous mîmes quatre mois à y parvenir. Nous quittâmes Juarez avec environ quatre-vingt-cinq dollars, à nous deux, mais changés en dollars mexicains, cela nous fit quatre cents dollars, une somme peu importante tant qu’on restait près de la frontière, mais qui nous rendit riches à mesure qu’on s’enfonçait dans le pays.

« Nous restâmes riches pendant deux mois, mais à Monterrey nous connûmes des types qui se montrèrent plus malins que nous. Tant pis, nous continuâmes pour Veracruz, à pied, vêtus de loques mexicaines, sans le sou ! Nous en avions même oublié l’anglais, nous baragouinions de l’espagnol pour nous perfectionner.

« À Veracruz, nous trouvâmes du travail et nous nous tirâmes d’affaire. C’est là que ton père apprit la linotypie. Un journal de langue espagnole, dirigé par un Allemand né en Birmanie et dont la femme était suédoise ! Cet Allemand avait besoin de quelqu’un qui parlât bien l’anglais et l’espagnol. Ainsi apprit-il à Wally l’usage de la linotype et de la presse sur laquelle il imprimait son canard.

— Tiens ! m’écriai-je. Papa m’avait conseillé l’espagnol comme langue vivante, à l’école, mais je ne m’étais pas rendu compte qu’il savait parler espagnol.

Mon oncle me regarda en silence pendant un moment, comme s’il réfléchissait.

— Où êtes-vous allés ensuite ?

— À Panama. Wally resta à Veracruz, quelque temps, il était sensible au charme de ce port, sans doute.

— Longtemps ?

— Non, répondit mon oncle brièvement.

Il regarda la pendule.

— … Viens, retournons chez Kaufman.

— Mais nous avons tout le temps, il n’est pas encore neuf heures. Puisqu’il aimait Veracruz, pourquoi n’y est-il pas resté ? Il avait du travail…

L’oncle Ambroise me regarda, puis il sourit.

— Bah, on peut bien te le dire maintenant. Il se battit en duel, victorieusement. Ce qu’il aimait surtout à Veracruz était la femme de son patron, l’Allemand. Celui-ci le provoqua, exigea un duel au revolver. Ton père le blessa à l’épaule, et l’Allemand fut hospitalisé. Mais Wally dut déguerpir rapidement. Il se cacha dans la cale d’un cargo. On ne le découvrit que quatre jours plus tard et il dut payer son passage en lavant les ponts… même quand la nausée lui tordait les boyaux. Il quitta le bateau, à la première escale, c’est-à-dire à Lisbonne.

— Quelle histoire !

— C’est la pure vérité. Il passa en Espagne ensuite, eut vaguement l’idée de devenir matador ; les courses de taureaux l’intéressaient. Puis il y renonça et revint ici, à Saint-Paul. Je le retrouvai grâce à un ami commun à qui nous écrivions tous les deux. Je travaillais dans une agence de police privée à Los Angeles, Wally, lui, faisait un numéro de music-hall. Il jonglait bien. Tu ne l’as jamais vu jongler ?

— Non.

— Ton père a toujours été très adroit de ses mains. Il était bon linotypiste. Travaillait-il toujours aussi vite ?

— Sa vitesse était moyenne. Il avait souffert de rhumatismes dans les mains, il y a quelques années, peut-être est-ce pour cette raison qu’il ne dépassait plus une honnête moyenne. Cela lui était arrivé à Gary, avant que nous ne quittions Gary pour Chicago. J’étais employé, aussi je partis un beau jour. Wally et moi avons voyagé ensemble, avec une troupe de variétés. Il jonglait, déguisé en nègre, quelquefois, moi, je faisais un numéro de ventriloque. Viens maintenant, petit, il est temps, je te raconterai l’histoire de ma vie plus tard…

Éberlué, je le suivis jusque chez Kaufman. J’avais toujours ignoré que papa eût exercé un autre métier que celui de linotypiste. Impossible de me le représenter sous les traits d’un jeune garçon un peu fou, traversant le Mexique à pied, se battant en duel, voulant toréer en Espagne, jonglant avec une troupe d’artistes…

Tout ça, me dis-je, et pour finir, il est mort dans une ruelle. Et il était soûl !